LES JUIFS PARMI LES ARABES
ET LES CHRÉTIENS :
Bases pour la cohabitation daujourdhui
Siège de Marrakech de lAcadémie de
la Méditerranée.
Chaire Averroes.
Chaire Unesco dÉtudes
Méditerranéennes.
Université Cadi Ayyad.
Faculté des Lettres. Marrakech
(Marruecos).
Séance de clôture.
Marrakesh, le 10 mai 2001
Jésus Peláez
Professeur à
lUniversité de Cordoue
Monsieur le Président de lacadémie de Méditerranée, Monsieur le
Secrétaire
Général,
Excellentissimes Autorités, Messieurs les Professeurs, Mesdames et
Messieurs :
Je
voudrais commencer par vous remercier, de la part de notre Université de Cordoue et
au nom de son Recteur, de votre invitation à prononcer cette
conférence de clôture des
activités de lAcadémie de la Méditerranée, au moment
où notre Université de Cordoue
est sur le point de créer, de lautre côté du Mare
Nostrum, à Cordoue, ville des trois
cultures, arabe, juive et chrétienne, ainsi que romaine, la
troisième des chaires de cette
Académie, qui portera le nom dun juif cordouan, Moshé
ibn Maimún, Maimonide, le
plus illustre des juifs après Moïse de la Bible. Selon un
célèbre proverbe hébreux :
mimmoshe le moshe lo qam
ke moshe : de Moïse (le législateur du pentateuque)
à
Moïse (Maimonide le sephardi), personne ne sest fait
valoir autant que Moïse
Maimonide, né à Cordoue en 1135 ou en 1138 et mort au Caire
en 1207, mort dont lon
célèbrera bientôt le huit centième anniversaire.
Dû au nom de cet
illustre cordouan et sephardi, jai choisi comme thème et titre de
cette
conférence celui des Juifs parmi les arabes et les chrétiens: bases pour la
cohabitation daujourdhui. Mon intention est
de remémorer le passé juif de lal-
Andalus en général, et celui de Cordoue en particulier, pour
le proposer comme base
pour la cohabitation des cultures daujourdhui. Et je
souhaite remémorer le passé, non
pas pour en avoir la nostalgie, mais pour le prendre comme point de
départ pour établir
les grandes lignes dun futur prometteur pour les pays qui
entourent la Méditerranée.
Cette conférence, donc, comportera deux parties: dans la première
je me tournerai vers
le passé pour commenter brièvement le glorieux passé juif de
Lucena, ville de la région
de Cordoue, qui fut au Moyen-Âge un important centre du judaïsme
médiéval ; dans la
seconde, je voudrais morienter vers le futur en vous exposant
la manière dont
les juifs de Lucena, en particulier, et ceux de lal-Andalus et
de lEspagne chrétienne, en
général, peuvent soffrir aujourdhui comme modèle pour
cimenter une
cohabitation des différentes cultures qui se présente plus
conflictive à lheure actuelle.
Deux grandes ruptures : la
destruction du temple et la disparition du royaume de Judas.
Il y a longtemps, à loccasion de la célébration du huit cent
cinquantième anniversaire
de la naissance de Maimonide, on a publié aux Editions El Almendro
de Cordoue un
livre intitulé Les Juifs à
Cordoue (X-XIIe siècles). Ce livre contient un chapitre écrit par
le professeur Díaz Esteban dans lequel il traite le passé juif de
Lucena et de son
académie rabbinique.
Le professeur Díaz Esteban raconte que dans lhistoire du
judaïsme il y eut deux grands
moments de rupture et daffaiblissement, qui firent que les
juifs, - jusqualors enfermés
dans une langue, (lhébreux), une culture (la culture sémitique) et un petit pays (appelé
depuis lépoque romaine Palestine)-, commencèrent une longue
diaspora ou encore
dispersion à travers le monde jusqualors connu, et qui jouit
à Cordoue, capitale du
califat, dune des périodes les plus brillantes de son
histoire.
- Le premier moment de rupture pour le peuple juif fut la destruction
du temple de
Jérusalem en lan 70. Avec la destruction du temple, on mit fin
aux sanglants sacrifices
danimaux que lon y célébrait, et ceci produisit un
double effet : la disparition de la
caste sacerdotale chez les
juifs, chargée des sacrifices à Dieu dans le
temple ; et, en deuxième lieu, et presque au même moment,
lapparition dune nouvelle
figure chez les juifs, celle du rabbin, qui allait se charger à
partir de ce jour déduquer et
de guider spirituellement le peuple juif, en remplaçant les
sacrifices du
temple par des prières et par lenseignement dans la synagoque.
Les rabins élaborèrent
au fil du temps un code complexe de normes juridiques ( ou halaká) et de
cohabitation ( ou haggadá),
pour réglementer la vie des juifs autant à lintérieur de
la Palestine quà lextérieur, lorsquils entrèrent
en contact avec les juifs ou goyim.
Le principal défi que les rabbins eurent à assumer fut celui de
parvenir à ce que les juifs
conservassent leur
identité dans un monde, fréquemment hostile, et dans la majorité des
cas éloigné de leurs pratiques religieuses et de leur mode de vie.
- le second moment
de rupture et daffaiblissement du peuple juif fut celui où se
produisit la disparition définitive du royaume de Judas et le
départ des juifs de Palestine.
Hors de leur terre natale, les juifs durent se soumettre aux lois
civiles et pénales de
gouverneurs qui
nappartenaient pas à leur peuple et ne partageaient pas leurs
croyances.
Conserver leur
propre identité au milieu dautres cultures fut une tâche très difficile
pour laquelle les
rabbins durent arbitrer des formules qui allaient permettre la survie
physique et
intellectuelle de la diaspora, cest-à-dire, des juifs établis dans dautres
nations.
Pour cela , les
juifs eurent beaucoup de chance, car vu leur particularité religieuse et
sociale, on leur accorda presque partout une vaste autonomie
juridique, sans plus de
limite que les intérêts généraux de chaque Etat : ils devraient
payer des impôts à lEtat,
ne pas altérer lordre public et être fidèles face à de
potentiels ennemis étrangers.
Il sagit là dune triple norme à laquelle surent
répondre les rabbins avec le proverbe :
diná de malkutá,
diná (la loi du royaume est la loi). La propre cohabitation des juifs
allaient dépendre du degré de respect des lois des royaumes dans lesquels
ils
demeuraient, quand
ces dernières nétaient pas ouvertement opposées à leurs propres
convictions
religieuses juives.
Les juifs et Lucena (alisana
al-yahud)
Une des communautés de la diaspora juive en al-Andalus qui
obtint la plus grande
autonomie juridique au Moyen-Âge fut précisément celle de
Lucena, ville de la région
de Cordoue, qui, selon une des réponses de R. Natronai était un lieu
dIsraël où
vivaient beaucoup disraëlites, jusquau point
de lappeler Alisana-al yahud (Lucena
des juifs), vu la présence proportionnellement remarquable de
juifs.
Cette exclusivité juive de la population de Lucena est
proverbiale.
- Rabí Menahem ben Aarón affirme dans son livre Provisions pour le chemin que la
ville entière était aux juifs ; et
le géographe arabe Al Idrisi le confirme. Grâce aux
mémoires du dernier roi Ziri de Grenade, Abd Allah, publiées
par Levi-Provençal, nous
savons que les musulmans envoyaient parfois à Lucena une
garnison militaire et quil y
avait un responsable ou un chef des juifs, mis en place par Abd
Allah, appelé Ibn
Maymun, beau-père de Abu Rabí et trésorier du grand-père de
Abd Allah.
Cependant, nous devons penser raisonnablement quà Lucena
les juifs cohabitaient avec
un contingent de musulmans et de mozarabes, sans doute moindre,
bien que toute
tentative de présenter des chiffres de population soit
impossible vu labsence de
documents.
Lacadémie rabbinique de
Lucena.
Lucena jouissait dune célèbre académie rabbinique, dont nous
disposons dabondants
témoignages littéraires. Créée à limage des fameuses
académies juives de Babylone,
nous ne savons pas
exactement comment elle était configurée, mais nous connaissons
son importance grâce à des documents écrits. Elle put jouir
dune énorme influence et
dun grand prestige, si lon en juge par le nombre élevé
de visiteurs illustres quelle
reçut ainsi que déminents juifs qui y vécurent :
- Moïse Ibn Ezra, né à Grenade vers 1055, passa probablement
sa jeunesse à Lucena,
étant donné que lui-même dit quil fut dans cette ville
disciple de Yishaq ibn Gayyat,
illustre poète de Lucena ;
- Yehuda ha Leví, un des poètes hispano-hébreux les plus
prestigieux du XIe siècle
espagnol, né à Tudela vers 1070 ;
- Abrahán ibn Ezra, de Tudela également, né vers 1089, poète en
rapport avec les poètes
juifs les plus importants de lépoque, le premier qui sut
souvrir à la thématique
poétique des arabes, en faisant apparaître dans ses poèmes des
thèmes réalistes, de la vie
quotidienne, des mendiants ou des joueurs de cartes, les jeux de
hasard et les échecs ;
mais il fut aussi un poète liturgique avec plus de cinq cent poèmes
de synagogue, dont
la poésie renferme une forte influence néo-platonique ; non
seulement poète, il écrivit
également des traités en général brefs, sur des questions
grammaticales, des
commentaires bibliques, les mathématiques, lastronomie,
lastrologie, la
philosophie, qui ouvrirent les portes du monde de la culture arabe
aux juifs européens.
- Samuel ibn Nagrela, dont nous avons publié en deux volumes
loeuvre poétique
complète, né à Cordoue vers 993 où il vécut jusquaux
troubles de 1033, se déplaçant
ensuite à Malaga et Grenade, et parvenant aux postes les plus
élevés de la cour de
Grenade avec le roi Badis ;
- le rabbin Yishaq ibn Gayyat (le grand maître et poète juif de
Lucena que nous avons
déjà cité plus
haut) ;
- son successeur à lacadémie rabbinique R. Isaac ben Yaaqob
al-Fasí (celui de Fès)
- ou, -comment ne pas le citer- lillustre rabbin de
lacadémie talmudique de Lucena
Meir ben
Yosef ibn Migash, (le grand, me/gaj), fils et disciple du fameux rabbin Yosef
ben Meir ha-levi ibn Migash.
Lacadémie rabbinique de Lucena dut être fermée à
larrivée des almohades ; cest pour
cette raison que Yosef ibn Migash dut fuir avec sa famille à Tolède
daprès Abrahan ibn
Daud dans le livre
Sefer haqabbalah.
En plus de ces personnages, sous lépigraphe de Lucena, le Dictionnaire des auteurs
juifs de lal-Andalus,
publié dans la série Etudes de la Culture Hébraïque des Editions
El Almendro de Córdoba, cite treize autres remarquables
personnalités, qui se
distinguèrent par leur culture au niveau de la poésie, de la
philologie, de la traduction,
du Talmud, de la halaká et de la philosophie juives.
Je ne vais pas
mattarder plus longuement pour linstant à vanter le glorieux passé juif
hispano-hébreux médiéval. Jespère que cette synthèse
hâtive vous en aura donné un
aperçu.
EN CE QUI CONCERNE LE FUTUR
Mais, dans quel sens pouvons-nous dire que les juifs de
lal-Andalus en général et de
Lucena en particulier peuvent servir dexemple pour
construire le futur
dune cohabitation réussie des différentes cultures ?
Récemment,
nous avons publié un livre, fruit dun cours dété de luniversité
Internationale
Menéndez Pelayo, intitulé Les Juifs Parmi Les Arabes et Les Chrétiens.
Lumières et ombres dune cohabitation, édité par
A. Sáenz Badillos avec la
collaboration de prestigieux hébraïstes et arabistes dans le
domaine international. Dans
ce livre, le Professeur Sáenz-Badillos a écrit le chapitre
final, à la manière dune
synthèse,
qui est, à mon avis, digne dêtre commenté. Le chapitre sintitule
EVALUATION GLOBALE DE LA PRÉSENCE JUIVE EN ESPAGNE. Je vous en
recommande la lecture, parce que je crois quil apporte
les réponses à beaucoup de
questions et quil défait beaucoup de stéréotypes quant
aux idées que lon a des juifs
médiévaux en général et de la cohabitation des cultures en
particulier.
Cet auteur définit les relations des juifs avec les arabes et
les chrétiens au Moyen-
Âge comme étant si complexes et dialectiques quà un
moment donné, la société
majoritaire, alors chrétienne, décida de rompre brusquement
avec la minorité juive en
lexpulsant de sa patrie, car celle-ci en était arrivée
à devenir gênante.
Jai lhabitude de dire quentre les Arabes, les
juifs et les chrétiens, il y eut au Moyen-
Âge, sans
aucun doute, une bonne cohabitation au sommet, pour des intérêts surtout
politiques,
une cohabitation entre de remarquables juifs et des dignitaires de la cour ou
des rois de lépoque.
La relation entre Hasday ibn Shaprut et Abd al-Rahman III en
est un bon exemple.
Hasdai ibn Shaprut était médecin (il redécouvrit la tríaca ou theríaca,
espèce de
pénicilline dample spectre inventée par les Romains et
dont la formule avait été
perdue) et fut traducteur et diplomate à la cour de Abd
al-Rahman, fonctions dont il
profita pour exercer en tant que nasí ou prince
des communautés juives de al-Andalus.
Américo Castro dit que lhistoire des Espagnols est
le résultat des harmonies et des
désajustements de la conflictive cohabitation de trois castes
de croyants : les chrétiens,
les Arabes et les juifs. Cest pour cela que je
préfèrerais, en principe, comme Américo
Castro, parler de cohabitation conflictive, ou, mieux encore de
coexistence, dune
coexistence composée de tolérance et dintolérance, de
cohabitation et de persécution,
avec des périodes dentente et daffrontements des
trois castes entre elles. La
tolérance aurait permis la cohabitation des chrétiens, arabes
et juifs jusquà la fin du XIe
siècle, alors que la domination totale de la caste chrétienne
sur les autres aurait aboutit à
leur exclusion totale et à leur élimination à partir de
1492.
La cohabitation de base, si elle eut lieu, fut compliquée ;
elle connut des hauts et des
bas. A la fin prédominèrent les bas, car cette aventure ne
termina pas très bien. Aussi
bien les uns que les autres furent expulsés de leur terre
natale.
Mais, quel est le côté positif des juifs espagnols qui peut
nous servir aujourdhui,
comme je le disais auparavant, de paradigme pour la
cohabitation des différentes
cultures qui peuplent déjà beaucoup de nos grandes villes en
raison des
flux migratoires actuels ?
Je crois, comme le professeur Angel Sáenz-Badillos, que le
côté positif des juifs
qui
furent une minorité dans lEspagne musulmane ou des rois catholiques-, est le fait
quils
ne sont pas restés enfermés sur eux-mêmes et sur leur culture, mais quils ont su
souvrir
à la culture qui les environnait (arabe ou chrétienne) sans perdre pour
autant leur
propre identité juive.
Nous pouvons voir
ce phénomène se refléter dans les oeuvres littéraires et scientifiques
des juifs
andalous. Il supposa une grande fusion de leurs propres
éléments avec ceux
les
plus remarquables de la culture arabe et quelques-uns de la culture chrétienne,
dont ils se laissèrent imprégner pour enrichir la leur.
Cest peut-être là la meilleure leçon que lon
puisse retenir des juifs de lal-Andalus. Ils
ne furent pas de simples héritiers des juifs de Palestine ou
de Babylone, mais le résultat
dune
ouverture sur lentourage arabe et chrétien dans lequel ils vécurent immergés au
courant du
Moyen-Âge. Avec les juifs espagnols, nous pouvons dire que naquit un
nouveau type
de juif, plus universel, au caractère plus ouvert, plus inséré dans le monde.
Et ce
modèle ou nouveau type de juif espagnol se génère ou surgit précisément dans
latmosphère
des cours andalouses. Comme le dit Sáenz-Badillos ces courtisans juifs
durent vivre au même moment dans deux systèmes idéologiques
différents et souvent
confrontés , en se maintenant fidèles à leur foi juive, sans
que lon puisse en
douter, mais en assimilant à la fois les valeurs culturelles
de leurs voisins musulmans,
avec un pied dans chaque monde. Les juifs de lal-Andalus, oubliant des attitudes
plus
traditionnelles,
complètement fermés aux influences externes et à lattachement à leurs
coutumes,
se laissèrent pénétrer par le culture de leurs voisins, en éduquant leurs
enfants dans
la culture arabe tout autant que dans leur propre tradition juive.
Laissant
de côté la peur de se voir assimilés par la culture majoritaire environnante, ils
furent capables dincorporer les valeurs les plus
positives de la civilisation arabe, de sy
intégrer,
de sen imprégner, sans jamais oublier le véritable caractère du judaïsme
et
sans perdre leur propre identité.
Ce qui caractérise les juifs de lal-Andalus est leur
ouverture, leur acceptation de tout ce
quil y a de positif et de précieux dans le monde qui les
entoure. Et cest la meilleure
base pour établir une cohabitation saine et féconde des
différentes cultures, de ceux qui
ne sont pas
comme nous et qui nont pas à lêtre. Ce désir dassimiler tout
ce quil y a
de positif et de précieux dans le monde qui les entoure, fit
surgir en al-Andalus ces
hommes uniques dans le judaïsme de tous les temps, capables de
saventurer dans la vie
des cours arabes, de sapprocher du pouvoir et den
partager les gloires et les risques
sans oublier
dêtre pleinement juifs, en faisant dans leurs écrits une véritable synthèse
de la
culture profane et religieuse, de fraternisation de la philosophie avec la foi sincère,
de lobservance des rigoureux préceptes de la loi juive
au milieu dun climat nettement
hédoniste.
Pour beaucoup de juifs andalous, lharmonie entre la foi
et la raison, lacceptation de
la philosophie et du savoir des grecs fut une attitude presque
naturelle.
Ce
caractère ouvert est présent principalement dans la littérature et, spécialement, dans
les
créations poétiques des juifs de lal-Andalus à partir du Xe siècle. A cette
époque
surgit, parmi les juifs, une nouvelle manière de faire de la
poésie, profane cette fois, fait
insolite dans la tradition poétique juive qui avait été
jusqualors purement liturgique.
Ce sera un maghrébin élevé en Orient et établi à Cordoue,
appelé Dunas ben Labrat
(protégé par Hasday ibn Shaprut, ministre de la cour de Abd al Rahman), qui, peu après
958, ferait le pas décisif en découvrant la manière
dimiter en hébreux le système
métrique quantitatif utilisé par les arabes dans leur
poésie. Ce fait fut considéré
comme
révolutionnaire à tel point quun
autre juif, également établi à Cordoue,
Menahem
ben Saruq, le considéra comme une atteinte contre la langue hébraïque,
Puisque cela lobligeait
à sadapter aux règles de la langue arabe.
La métrique de la poésie hébraïque changea donc, imitant
celle des arabes. La poésie,
qui avait
été jusquà ce jour religieuse, devient, à Cordoue, profane et
courtisane,
et accepte lensemble de thèmes, genres, motifs et images de la poésie arabe:
chants de noces, chants à lamour, au vin, à la femme,
à lamitié, se mêlent à des poésies
plus traditionnelles de caractère liturgique.
Peu après, dans lEspagne chrétienne, le rythme des
tonadillas(couplets populaires) en
langue romane entrerait également dans la poésie hébraïque
; rythme que les juifs
essaieront aussi de reprendre et dimiter dans leurs moaxajas souvent terminées par
dinégalables petits couplets en langue romane, appelées
jarxas (les premiers
exemples de jarxas se présentent chez les poètes
hispano-hébreux, puis chez les
Arabes). Cest ainsi que fusionnent de manière
fructifère en une seule langue trois
cultures distinctes. Et cest en al-Andalus, et surtout à
Cordoue, que se produit cette
fécondation multiple
Je voudrais terminer par la lecture de quelques-unes de ces poésies
qui expriment le
nouveau caractère de ce juif qui peut se proposer comme
modèle pour
consolider dans le futur une cohabitation des différentes
cultures : fidèle à lui-même et à
ses
traditions, mais prêt à assimiler et à accepter les bonnes choses que lui offrent les
cultures qui
lenvironne. Il conserve sa propre identité, tout en respectant et en
assimilant
le côté positif des autres cultures.
Je commence par la lecture dun poème probablement écrit à
Cordoue par une poétesse
juive, lépouse de Dunás ben Labrat. Cest un
poème dadieu, très beau et émouvant,
dans lequel la poétesse, son fils dans les bras, voit partir
son époux qui abandonne
momentanément
croyons-nous- lEspagne.
Lamant se souviendra-t-il
de sa biche gracieuse?
Quand il allait partir
elle portait dans ses bras lenfant chéri.
Il lui passa la bague de
sa main droite à la main gauche
Et elle lui mit son
bracelet au bras.
Tandis quelle emportait son voile en
souvenir,
Lui, emportait le sien
pour ne pas loublier.
Il ne resterait pas à
Sepharad, même contre un demi-royaume de son seigneur
Lisons un autre poème de Dunás ben Labrat, un des premiers exemples
que lon connaît
de linvitation à la boisson en langue hébraïque, qui
recueille dans une première partie
tous les conventionnalismes du genre traditionnel de la poésie
arabe et classique suivi
par une seconde réflexion typiquement juive qui corrige la
perspective de la vie
facile et agréable (le carpe
diem) à travers le souvenir de la désolation dans laquelle se
trouve Jérusalem et la situation même du peuple juif.
Il me dit : ne dors pas,
bois du vin vieilli.
Il y a des fleurs de
troène et des iris, de la myrrhe et des aloès,
Dans le jardin, et des
grenadiers, des palmiers et des treilles,
des plantes agréables et
tout genre de tamaris,
des bruits de ruisseaux
et le son des luths,
accompagnés par la voix
de chanteurs avec des cithares et des tambours de basque.
Là-bas il y a des arbres
touffus, des branches chargées de beaux fruits,
des oiseaux de toutes
espèces qui chantent parmi les feuilles ;
les colombes roucoulent
au son des mélodies
et les tourterelles répondent avec des roucoulements de flûte.
Buvons entre les parterres fleuris de lys
éloignons les peines
avec plusieurs panégyriques
mangeons de doux mets,
épuisons les cruches
soyons tel des géants et
vidons cratères.
Je me lèverai le matin pour
égorger les veaux
Sains et bien choisis,
les moutons et les jeunes taureaux.
Nous nous ointerons
dhuiles de qualité, aux aromes de branches fraîches
Avant que narrive
le temps de la colère, jouissons du bien-être.
Et je lui réponds :tais-toi, tais-toi, comment
peux-tu dire cela
Si le Sanctuaire, lautel du Seigneur,
est celui des non circoncis ?
Tu as parlé sottement,
en choisissant la paresse
En proférant des paroles
vaines, comme les bouffons et les sots,
tu as abandonné la
réflexion sur la Loi du Très Haut.
Vas-tu te réjouir
pendant que les chacals courent à Sion?
Comment pouvons-nous boire du vin, comment lever les yeux,
Si
nous ne sommes rien, méprisés et haïs?
Je lis un troisième poème, dans lequel Yishaq ibn Jalfún, poète
courtisan cordouan, se
plaint du fait que lêtre aimé ne réponde pas réellement à laffection
quon lui porte.
Avec une courtoisie fallacieuse, bouche
flatteuse et parler tendre
Tu veux me tromper et
mapaiser.
Tu prétends voler mon
coeur avec tes flatteries
Tu feinds dêtre
beau quand tu ne les pas
Tu tapproches en
souriant, le coeur pervers
Telle largile
recouverte dargent
Il semble y avoir des remèdes dans ta bouche
Mais la blessure du serpent ne se soigne pas avec
des exhortations..
Ou cet autre poème, plein dironie, qui se débat entre
lidéalisme de lamant et la réalité:
Lamour me réveille et je bondis
Tel un cerf, pour
regarder les yeux de mon aimée
Je mapproche, et près delle se trouvent sa
mère
Son père, son frère et son oncle.
Je la regarde et je
tourne le dos
Comme si je nétais
ni son ami, ni son amant
Ils me font peur, même mon
coeur ressent pour elle
Ce que la femme ressent à la mort de son
fils unique
Et voici ce magnifique poème damour de Samuel ha-Nagid :
Doucement ! Mon coeur nest pas comme le fer,
Je ne peux supporter la
colère de mon amant
Ma blessure est-elle
incurable alors que cest toi le médecin?
Ma douleur sera-t-elle
éternelle alors que tu connais les exhortations ?.
Bois le vin et le lait de
mes lèvres
Et donne-moi la
récompense à mon vin et à mon lait
Tends la main et mets mon coeur dans ta paume
Pour que des gens étranges ne le prennent
pas ...
Voyez comme ces poèmes hédonistes de chant à lamour et aux
plaisirs de la vie
contrastent
avec les deux suivants plus traditionnels que je vais vous lire et qui voient la
vie
sécouler entre deux pleurs, la terre étant comme une prison pour lhomme :
Prête attention et tu
comprendras quil est honteux
De se réjouir entre deux
pleurs
Tu pleures quand tu viens
au monde
Et un autre pleureras
pour toi lorsque tu le quitteras ....
La terre est pour lhomme une prison à vie
Cest pour celà que
je dis cette vérité si simple :
Même si tu cours, les
cieux tentourent de toute part
Essaie de sortir si tu le
peux...
Mais nous terminerons avec un chant de noces, comme symbole de la
fécondité et de la
vie qui peut se produire quand les cultures se regardent sans
méfiance et sans peur,
tel lamant son aimée, représentés dans ce poème, extrait
dune anthologie
de chants de noces hispano-hébreux, récemment publiée, par un
petit cerf et une belle
gazelle :
Arrête de scruter le futur et
le passé
Et concentre-toi sur ce que tu vois ici!
Le petit cerf chasse des
yeux les lions
Et la gazelle le chasse
des siens
Si avec ses yeux, elle le
fait mourir et quil meurt
De sa bouche elle lui
rend la vie et il vit.
Ce sont deux pierres
précieuses
Et Dieu les unira pour
quelles forment la pierre angulaire
Ce sont des astres
lumineux sur la terre ténébreuse
Des fleuves, des torrents
de lEden sur la terre asséchée...
Résumé
La conférence comprend deux parties :
-dans la première, tournée vers le passé, on survole le
glorieux passé juif
de la ville de Lucena (Cordoue) et de son académie rabbinique
- dans la deuxième, orientée vers le futur, on expose la
manière dont les juifs
médiévaux de Lucena, en particulier, et ceux de al-Andalus en
général, peuvent servir
aujourdhui dexemple pour cimenter une cohabitation
des différentes
cultures qui
se montre chaque jour plus conflictive dans à lheure actuelle.